Voici l’Histoire de la création de Une Ombre sur Whitechapel. Je m’arrête volontiers sur certains détails de la création en partant vraiment du tout début : l’envie de jouer avec l’ombre et la lumière. J’espère que cet article vous permettra d’entrer un peu dans la tête des auteurs et de vous faire une idée du processus de création… du moins pour ce jeu.
L’aventure a commencé en février 2004. Christophe Boelinger m’avait invité chez lui à l’occasion du Festival de Cannes des jeux de société. Cette année là, TF1 Games y présentait notre Monstro’Folies, je n’avais pas d’excuse pour ne pas y aller passer le Week-end. Comme Bruno Cathala cherchait un coin où dormir, il s’est joint à nous. On a finalement passé plus de temps à jouer ou discuter jeux qu’à dormir et donc, je ne sais plus vraiment à quel moment, tard dans la nuit, ou tôt le matin, nous avons commencé à jeter les bases du jeu avec Bruno, dans la cuisine de Chris…
Je cherchais à réutiliser un truc vu dans un jeu pour enfant : utiliser une bougie qui se déplacerait sur le plateau pour créer des zones d’ombre et de lumière. Je voyais bien des villageois armés de fourches et de torches parcourir la forêt à la recherche d’un loup-garou. Au fil de la discussion, Bruno a trouvé que le coup de la bougie faisait un peut gadget (j’aime bien les gadgets ;-) et puis, des zones d’ombre propagées par des arbres, c’est un peu chaotique, pas vraiment facile à gérer… et zou, la foret devenait une ville avec des rues rectilignes et des lampadaires éclairant certaines cases.
Par contre, dans un milieu urbain, le Loup-garou ne tenait plus. Il fut immédiatement remplacé par un bon vieux Vampire. Comme il y a dans la ville des cases éclairées et des cases sombres, nous imaginions que le Vampire reprenait forme humaine dans la lumière pour ne pas être repéré. De là, le Vampire sous forme humaine pouvait se mêler aux autres personnages en train de le chasser !
C’est à partir de là que nous avons posé les bases du jeu. Le jeu devait être un jeu à 2. Un joueur sait qui est le Vampire et il tâche de le dissimuler. L’autre fait tout pour le démasquer. A la fin de chaque tour, le joueur qui sait qui est le vampire dit si il est dans la lumière ou non. S’il est dans la lumière rien ne se passe. S’il est dans l’ombre, il fait une nouvelle victime. Le but du jeu est donc : pour le vampire faire un maximum de victimes, pour l’enquêteur : attraper le vampire avant qu’il ne fasse trop de victimes.
Je suis reparti de Cannes avec des idées plein la tête. C’est dans le train du retour que j’ai commencé à prendre des notes sur toutes les idées développées avec Bruno. J’ai bouché les trous en inventant ce qu’il manquait et, à l’arrivée à Dijon, j’avais presque tous les éléments du jeu… sauf le système !
En effet, une fois la maquette presque terminée, je me suis rendu compte que l’on avait pas vraiment parlé du système de jeu à proprement dit. Il y avait certes 8 personnages dont un méchant à identifier, mais nous ne savions pas comment ils se déplaçaient dans la ville, ce qu’ils y faisaient… Comme l’on était dans un jeu à 2, j’aimais bien l’idée que chaque action faite par un joueur donnerait un avantage à son adversaire. C’est ainsi que sont apparus les 8 cartes personnages. Chaque pion correspondait à un personnage de série B (et oui, on était dans une chasse aux Vampires) avec un pouvoir particulier.
A chaque tour impair, on choisissait une carte pour la jouer (déplacer le pion ou utiliser le pouvoir du personnage) et on la donnait à son adversaire. Au tour suivant, chaque joueur jouait donc les cartes que son adversaire avait jouées au tour suivant. Ce système tournait plutôt bien, mais était finalement assez prise de tête… mais bon, nous avions notre système de jeu, ou plutôt une bonne base de départ pour travailler.
Quand j’ai envoyé à Bruno la synthèse de notre délire nocturne, je l’ai senti peu enthousiaste. Le problème ne venait pas tant du système de jeu que du thème. Autant, moi, Buffy contre les Vampire, ça me cause, autant Bruno ne trouvait pas ça super motivant… J’étais très embêté car j’avais vraiment envie de travailler avec Bruno et ce jeu me semblait quand même assez prometteur… J’ai alors repensé à une réflexion que je m’étais faite : cette histoire de Vampire ressemble drôlement à une histoire de Serial Killer : On ne sait pas qui c’est, ce peut être n’importe qui, il tue dès que personne ne le voit et le tour d’après, il se joint aux enquêteurs sans remords… Mais bon, un Serial Killer, ce n’est pas très glamour non plus… à moins que… Bon sang, mais c’est bien sûr ! Notre tueur n’est autre que Jack L’Eventreur !
Le soir même, je renvoie à Bruno le projet en remplaçant le vampire par Jack et les enquêteurs stéréotypés de série B par Holmes, Watson et Lestrad… Et là, j’ai le plaisir d’entendre à distance le petit déclic de la circonvolution gauche du cerveau de Bruno qui se met à ronronner doucement… là, ça veut dire qu’il ne va pas tarder à trouver quelque chose de génial !
Quelques semaines plus tard, nous nous retrouvons aux Rencontres Ludophatiques de Bruno Faidutti. C’est l’occasion pour nous de jouer pour la première fois ensemble sur la toute première maquette. A part le changement de thème. La maquette est telle que je l’ai imaginée après notre discussion à Cannes. Autant dire que ce n’est pas parfait. Le plateau est beaucoup trop grand, les zones de lumière sont matérialisées par des cachés fort peut pratiques et le système de jeu est assez prise de tête… Mais la base est là et Bruno, au fil de la partie commence à trouver plein d’idées, notamment les bouches d’égout qui accélèrent les déplacements des personnages.
Au cours des semaines suivantes, Le jeu se développe à une allure ahurissante ! Très vite Bruno propose des modifications majeures : réduction de la taille du plateau et transformation des cases carrées à des cases hexagonales. Ça n’a l’air de rien dit comme ça, mais une bonne partie du jeu réside dans l’ergonomie du plateau de jeu ! Il a bien fallu toute l’analyse logique de Bruno pour réaliser où devait se trouver telle case, telle sortie, telle bouche d’égout.
L’autre principal changement aura été le système de jeu. On garde les 8 cartes personnages, mais en s’inspirant du Draft de Magic, Bruno met au point un système plus léger tout en conservant la tension qu’il peut y avoir dans le choix du personnage ! Pendant près de 3 mois, nous avons joué aux différentes évolutions du jeu presque tous les jours, chacun apportant tour à tour ses modifications. Je remercie d’ailleurs ici Ma Dame qui a subit toutes les versions du jeu !
Fin Juillet 2004, Bruno profite de son départ en vacances pour passer par Dijon. Il restera quelques jours, l’occasion de finaliser le jeu. Le jour de son départ, nous sommes tous les deux contents du résultat. Le jeu tourne super bien. Chaque nouvelle partie n’est plus un test, mais une partie de jeu tout court. Il ne nous reste plus qu’à faire plein de maquettes pour proposer notre projet aux éditeurs…
Le reste de l’aventure est moins rose. Même si tous les éditeurs qui ont eu la maquette n’ont rien eu à reprocher au jeu, personne n’a pris le risque de le faire ! En effet, Ombre sur Whitechapel est un jeu à 2… et les jeux à 2 n’ont plus la cote. En plus, le matériel nécessaire au jeu est digne d’un vrai jeu de plateau… et donc, le jeu aurait le prix d’un vrai jeu de plateau… ce qui pour un jeu se limitant à 2 joueurs est éliminatoire.
Nous étions vraiment triste pour notre jeu. Car il nous plaisait beaucoup et à tous les joueurs à qui nous le faisions jouer occasionnellement aussi. D’ailleurs, le rédacteur en chef du magazine Des jeux sur un plateau lui consacrera même un article après avoir découvert le jeu à Cannes en 2005… un an après la toute première idée du jeu.
C’est l’été dernier que Bruno a été contacté par Patrice Vernet. Ce dernier, webmaster du site Neuroludique venait de monter sa boite et de sortir son premier jeu (Turquoise) en micro édition. Il cherchait justement de nouveaux projets à éditer dans sa petite structure…
La suite de l’histoire, vous vous en doutez puisque le jeu sort aujourd’hui (ou après demain ;-) chez Neuroludique… Mais si vous voulez encore en savoir plus, lisez le prochain numéro de Des jeux sur un plateau (N°23) où nous vous proposerons une « histoire du jeu » qui raconte l’aventure qu’a été l’édition du jeu et la rencontre avec son talentueux illustrateur !
Bonne lecture ;-)